Nous avons passé la journée dans la baie qui entoure Palmer Station. Loin de nous à Denver, ou se trouve le siège de la société qui s'occupe de la logistique du programme antarctique américain, de nombreux coups de téléphone sont donnés pour décider de la marche à suivre. Nous n'avons que peu d'influence sur le cours des choses et nous contemplons, philosophes, ce monde de glace qui étincelle sous un soleil magnifique. C'est le grand beau dans la péninsule antarctique. Pas de vent, une lumière très forte, et une envie difficile à réprimer de débarquer et de se lancer à l'assaut de ces contrées rarement foulées par l'homme. C'est également un jour parfait pour observer les quelques animaux qui nous entourent. Les plus attentifs d'entre nous ont déjà observé une large palette d'animaux antarctiques, et notamment Brent Stewart pour qui la passion des animaux et de leur observation est devenue un métier. Jour après jour, il passe le plus clair de son temps à observer, identifier et compter les animaux qui nous entourent. Son tableau de "chasse" depuis notre départ est déjà impressionnant. Pour nous qui ne pouvons passer beaucoup de temps à observer les alentours, il est plus difficile d'apercevoir tous ces animaux, car ils sont encore peu nombreux et les rencontres sont fugaces. Toutefois, dans quelques semaines ces rencontres devraient devenir de plus en plus fréquentes.
J'ai toujours été impressionné par l'effusion de vie que l'on rencontre sur les côtes de l'Océan Austral (l'océan qui s'étend grossièrement de 43 °S jusqu'à l'antarctique, parcourant les bassins océaniques Atlantique, Indien et Pacifique). C'est au-delà des paysages, un des aspects les plus frappant de ces contrées Australes. En effet, les animaux ici n'ont peu ou pas de prédateurs terrestres (mis à part sur quelques îles subantarctiques). Pour la majorité d'entre eux, il n'y a donc pas de danger à terre qui est un havre de repos. Alors qu'en Arctique, la menace réelle des ours blancs, fait que les phoques et les autres animaux sont toujours sur le qui vive, il n'y a qu'à voir un éléphant de mer dormir du sommeil du bienheureux (une dénotation peu scientifique, mais très représentative), se prélasser au soleil, pour prendre conscience qu'aucun danger à court terme ne les menace. Aussi, pour ces animaux qui ne s'attendent pas à voir un prédateur, l'homme, chose rare, n'est pas identifié comme un prédateur, mais comme un autre animal quelconque de 1,75 m. Et toute la magie est là, et à ma connaissance, on ne la rencontre nulle part ailleurs, excepté peut-être sous l'eau. Lorsque l'on randonne sur une plage subantarctique, les animaux plus petits que l'homme s'éloignent de quelques mètres au plus (sauf les plus craintifs), tandis que l'homme s'éloigne de quelques mètres des animaux plus grand que lui (un éléphant de mer de 4 tonnes par exemple), reprenant une place un peu plus logique dans le règne animal. Les plages subantarctiques au moment de la reproduction concentrent tous les animaux vivant normalement dans des milliers de kilomètres aux alentours. C'est alors l'explosion de vie. Alors que sur les autres continents, les rencontres avec des animaux sauvages sont difficiles et fugaces, ici l'homme se retrouve immergé au milieu d'animaux, de cris, d'odeurs, où se mêlent naissance et mort, une nature à l'état "brut" et indifférente à son statut d'"homme". Personne ne peut oublier un tel choc.
J'espère que les plus jeunes de notre équipe pourront connaître un jour, dans ces îles subantarctiques, cette émotion qu'est de s'asseoir près d'une colonie de manchots royaux et de se laisser entourer par elle, de s'éloigner prudemment d'une otarie fermement décidée à défendre son territoire et qui le montre clairement. Ce type de comportement n'est possible qu'au nord du 60 ième parallèle sud, car au-delà, dans le cadre du traité de l'antarctique, il est demandé à tous de ne pas s'approcher des animaux. Quoique là encore, que faire quand ce sont les animaux qui s'approchent de vous pour vous regarder travailler et inspecter les caisses d'équipement, ce qui est fréquent avec les manchots qui sont des animaux particulièrement curieux…
Bruno