jeudi 11 octobre 2007

Simba - Déroulement d'une "station"

Jeudi 11 Octobre,

Depuis notre dernier "post", notre rythme de vie s'est encore accéléré. Si la routine s'est installée, c'est une routine d'effervescence continue. Nous alternons jours sans soleil et nuits sans sommeil. J'exagère, mais à peine. Il est vrai que ces deux derniers jours nous ont offerts de magnifiques couchers de soleil…

Revenons un peu plus en détail sur ces dix derniers jours très actifs. Nous avons donc choisi deux sites contrastés, qui ont été baptisés Bruxelles et Liège, du nom des deux villes où sont situées les principales universités dont nous dépendons. Une troisième station aurait pu être appelée Louvain-la-Neuve, Martin dépendant de l'Université Catholique de Louvain, mais il n'y a que deux stations… Le plus étonnant est que cette dénomination a été reprise par nos amis américains. Cela étant nous sommes allés une étape plus loin aujourd'hui en rajoutant des petite tâches de couleur noires, jaune et rouge au blanc immaculé de la banquise. Ainsi, les couleurs de la Belgique fédérale flottent à nouveau, 110 ans après l'hivernage de la Belgica, sur ce même morceau de banquise, perdu au-delà du 70ème parallèle sud.

Nous échantillonnons ces deux stations tous les cinq jours suivant un cycle bien établi. 1er jour: Bruxelles, deuxième jour: laboratoire, troisième jour: Liège, quatrième et cinquième jour: laboratoire, et puis nous recommençons le cycle dans le même ordre. Aujourd'hui nous avons débuté notre troisième cycle en allant à Bruxelles (10 min en moto-neige, les bouchons sont rares). Les jours de "station", c'est-à-dire les jours où nous échantillonnons la glace peuvent être éprouvants. Il y a quatre jours, lorsque nous avons échantillonné Liège, le thermomètre augmenté du coefficient de refroidissement dû au vent affichait des température inférieures à - 40°C. Deux jours avant, nous étions restés près de 14 heures d'affilée sur la glace par -30°C. Ces jours de stations sont longs. Réveil avant 7 heures et à 7h15 nous chargeons dans un filet le gros du matériel. A 7h30 nous prenons un petit déjeuner, préparons quelques "tartines" et c'est séance d'habillage (entre 3 et 4 couches de vêtements pas forcément très légers). A 8h 30, tout le monde est sur la glace et nous arrimons tout notre matériel (200 kg de matériel environ sur trois traîneaux tirés par deux motos-neige). En général, il faut deux allers-retours sur le site pour amener matériel et personnel. Une fois arrivé sur le site, nous mettons un peu d'ordre dans les caisses sur la zone de déchargement, et nous commençons à transporter une partie du matériel vers notre site de prélèvement "propre". Une des grandes innovations de nos recherches est de travailler sur le fer dans et sous la glace. Ceci implique d'éviter toute contamination en fer de notre site. Ceci pose un problème: tout ce qui nous entoure, et en particulier le bateau, contient du fer et est susceptible de "contaminer" notre site.

C'est également vrai, pour le carbone, le CO2 et d'autres éléments que nous analysons. C'est pour cela, que nous avons choisis des sites de prélèvement "propres" éloignées du navire, et où seuls les membres de notre groupe (et occasionnellement quelques manchots) peuvent accéder après avoir revêtu une combinaison propre. Il est bien évident que les motos-neige ne peuvent
accéder à notre site; nous devons donc transporter une partie de notre matériel à la main.

Pendant que certains transportent et préparent le matériel, d'autre s'occupent d'équiper la zone en électricité, et c'est la traditionnelle étape de tirage de rallonges électriques sur plusieurs centaines de mètres et de démarrage de groupe électrogène récalcitrant (il nous fait systématiquement payer ses nuits passées à - 20°C). Mais le pire est encore devant nous, c'est la traditionnelle séance d'habillage en tenue propre (ou peau de Jeroen). C'est une petite combinaison quasi-intégrale en tissu léger. Les peintres s'en serve pour peindre, par exemple. En temps normal, ce n'est pas très contraignant à enfiler, mais en tenue polaire, c'est nettement plus délicat. Par des jours de grand vent, nous portons tellement de couches de vêtements, que nous pouvons à peine bouger la tête. En plus, pour des raisons de sécurité, nous devons porter des PFD (Personnal Floating Device - équipement personnel de flottaison) c'est-à-dire des combinaisons ou vestes assurant la flottaison ou un simple gilet de sauvetage. En ce qui me concerne, j'ai opté pour ce qui me paraissait le plus souple et plus léger, c'est-à-dire un gilet de sauvetage à gonflage automatique. Je porte donc trois couches de vêtement thermiques, mon blouson polaire grand froid (qui contient une feuille d'aluminium qui à tendance à se régidifier par grand froid) avec pas mal de choses dans les poches, plus un gilet de sauvetage avec ses cartouches de gaz. Par-dessus, je dois donc enfiler une combinaison propre quasi intégrale. Tout cela avec deux paires de gants, totalement incompatibles avec les petites fermetures éclairs des combinaisons. Il est bien évident, que les bottes "grands froid", ne rentrent pas dans la dite combinaison. La première étape est donc d'enlever ses chaussures, ce qui est une opération particulièrement pénible quand on a déjà du mal à se plier en deux, et délasser les dites chaussures avec les gants. Une fois sur deux, nous nous retrouvons en chaussettes dans la neige, un bon départ pour une journée à -30°C.

La deuxième difficulté est ensuite d'enfiler cette combinaison qui ne pense qu'à s'envoler avec le vent, puis de passer ses mains dans les manches et la remonter sans qu'elle craque. En général, il faut se faire aider pour cette délicate opération, car si nous achetons les plus grandes tailles existantes (XL), elles sont bien évidemment trop petites, pour un être normalement constitués qui est habillé pour les sports d'hiver. Cela étant, après dix bonnes minutes de bataille et de jurons, la combinaison est enfilé. Reste l'avant-dernière étape. Nous avons bien évidemment de bonnes chaussures prévues pour marcher dans la neige, avec des semelles en caoutchoucs sculptés pour éviter de glisser. Mais celles-ci sont contaminées par le bateau. Pour être propre, il faut donc enfiler par-dessus des sacs plastiques. Une fois la semelle de nos chaussure optimisée pour la neige emballé dans un plastique thermo soudable bien lisse, elle devient subitement beaucoup moins adhérente. Heureusement que nous n'avons pas à marcher sur des surface glissante comme de… la glace. Et bien si justement. L'ajustage des sacs plastiques se fait avec du "Duck" Tape, qui lui non plus n'adhère plus vraiment passé les -15°C et qui est particulièrement facile à découper avec des gants.

Parlant de gants, il est bien évident que nos gants pour le froid ne sont pas propres. Il nous faut dons par-dessus mettre des gants de laboratoire (en général c'est donc trois couches de gants superposés que nous portons), l'idéal pour les petites manipulations, comme changer les agrafes d'une agrafeuse récalcitrante et enneigée avec 50 km/h de vent et -18°C.

Une fois tout le monde habillé, l'électricité et le matériel en place (il est déjà 10-11 heures du matin), la station proprement dite commence. Jeroen, part en éclaireur délimiter la zone avec des drapeaux et échantillonne la neige tant que personne ne l'a foulé. Puis c'est le démarrage du carottage. Le carottage requière trois personnes. Il faut dire que notre carottier est relativement ambitieux, par rapport aux carottiers utilisés traditionnellement pour la glace de mer. Alors que ceux-ci sont généralement en plastique avec une section de 10 cm, le notre est 50% plus volumineux et 4 à 5 fois plus lourd car en métal traité. A plus gros carottier, plus gros moteur évidement. Aux commande de l'opération, Jean-Louis, qui la plupart du temps se charge du carottage proprement dit, c'est-à-dire de tenir le moteur qui ne demande qu'à vous faire tourner avec vous. Le carottage est une opération un peu physique qui a l'avantage de tenir au chaud. Il faut évidemment, se tenir un peu éveillé, pour éviter qu'une manche, ou un câble ne se prenne dans la rotation du carottier, ou pour éviter que des pièces du carottier, voire tout le carottier, soit emporté dans les trous que nous creusons dans la glace vers 2800 mètres de fond, tout cela en étant le plus propre possible. L'assemblage et le désassemblage du carottier, maintes fois répétés, demande un peu de travail d'équipe et de patience, car avec l'eau de mer qui gèle rapidement autour de certaines pièces, celles-ci montrent bien peu de volontarisme pour s'emboîter les unes dans les autres.

Une fois la carotte de glace extraite, il faut soit effectuer des mesures simples sur elles, la découper, ou l'emballer. Même l'emballage, peut poser des problèmes, il semble que ce soit la partie la plus délicate de toute la station, car Jean-Louis défend à toute personne n'ayant pas plusieurs années d'expériences et au moins un doctorat en science la manipulation des agrafeuse dont nous nous servons pour fermer les sacs plastiques. Il faut dire que nos deux agrafeuses sont soumises à des conditions d'utilisations un peu "hors - limites" et qu'elles s'enrayent facilement. Le désenrayage de ces petites machines délicates est cauchemardesque sur le terrain. Une fois le premier trou percé, une autre équipe se met en action qui va s'attaquer à un autre défi: prélever l'eau sous la glace. Prélever de l'eau n'est pas particulièrement un défi, c'est la garder à l'état liquide par des températures inférieures à -15° qui s'avère un peu plus délicat. Car cette eau de mer sous la glace est à son point de fusion (-1.8 C°), c'est-à-dire qu'elle est prête à geler instantanément si on la soumet à des températures inférieures -1.8°C. Hors, au dessus de la glace, il ne fait pas -1.8°C, mais -18°C. Autrement dit, ce n'est pas toujours évident d'évacuer les cristaux de glace qui se forment dans les tuyaux ou la pompe.

Fréquemment, des bouchons de glace se forment quelque part dans les tubes, et il faut alors lutter pour que le pompage reparte. Le tout en étant propre. Le petit plus c'est qu'évidemment de l'eau dégouline sur les doigts, et les gants mouillés ne sont pas très agréable à porter quand ils ont tendance à geler. Cela étant, tout cela ne sont que des aléas, et l'ensemble de la station se passe dans la bonne humeur, voir l'extase quand le soleil est de la partie.

Pendant ce temps, Nix mesure les flux air-glace de CO2 avec le SIES et la cloche, tandis que Martin se livre au plaisir des mesures expérimentales d'albédo (lumière absorbée/réfléchie) par la banquise. Quand Jeroen, Isabelle et Florence sont en forme, c'est plus d'une centaine de litres d'eau qui sont prélevés. Leur succèdent, Nix, Keith, Gauthier, Fred et moi-même, pour les prélèvements et mesures de gaz. Des volumes plus petits, mais avec de petits plus, comme la nécessité de prélever sans faire de bulles (et sans former de glace si possible), rajouter des réactifs qui eux aussi ont tendance à geler, ou faire marcher le SIES, une machine délicate qui mesure la concentration en CO2, mais qui encombrante, munies de plusieurs tuyaux, sondes, câbles électriques et dispositifs de chauffage peut s'avérer elle aussi un peu capricieuse.

Une fois le carottage et le prélèvement d'eau de mer terminée, la dernière grande étape est le prélèvement des saumures contenues dans la glace. Pour cela, on creuse des trous à mi-hauteur dans la glace. Les saumures - de l'eau de mer contenues dans les interstices de la glace qui s'est enrichie en sel ce qui l'empêche, percolent à travers la glace, et viennent remplir les trous. Il faut attendre quelques temps pour que les trous se remplissent, et être économe en eau, car s'il y a peu de risque que nous pompions tellement d'eau de mer que l'océan soit asséché, il y a relativement peu de saumures qui viennent remplir les trous. Cette étape peut donc s'étirer un peu en longueur, mais déjà les premiers prélèvements repartent vers le bateau et le matériel commence à être rangé dans les caisses. Le soleil commence à descendre sur l'horizon, et la lumière se fait plus chaude. C'est le moment où le regard embrasse un paysage hors du commun et que l'on goutte le privilège d'être là, au milieu de cette banquise, à la fois plane et chaotique, parsemée d'icebergs étincelants. C'est également la satisfaction d'avoir pu accomplir une station supplémentaire, ramener une nouvelle série de donnée. Toutefois la journée n'est pas finie, car une fois de retour au bateau, s'est le travail de laboratoire - traitement, analyse ou conditionnement des échantillons, incubations - qui commence. La journée a été longue, la soirée le sera aussi…

Bruno