Dimanche 30 septembre.
Même si les conditions climatiques rigoureuses qui règnent sur les régions polaires semblent être un obstacle infranchissable au développement de la vie, la banquise, comme tous les biomes terrestres, abrite de nombreuses espèces animales et végétales. Dans le post d'aujourd'hui, nous tenterons d'introduire la faune et la flore que nous côtoierons tout au long de notre odyssée tout en vous donnant quelques informations complémentaires concernant leur habitat et leur mode de vie.
Chaque écosystème sur Terre peut être représenté par une pyramide alimentaire dont chaque étage correspond à un ensemble intégré d'organismes vivants. Considérons un instant la pyramide de la banquise antarctique.
A la base de celle-ci, nous retrouvons des microorganismes algaux (dont la taille varie selon l'espèce, de 2 à 200 µm en première approximation). Ces organismes utilisent le dioxyde de carbone (CO2) et la lumière émise par le soleil pour produire leur énergie selon le principe général de la photosynthèse (6 CO2 + 6 H2O --> C6H12O6 + 6 O2), libérant par la même occasion de l'oxygène. Cette production d'énergie sans assimilation d'autres organismes vivants est appelée autotrophie (par opposition à hétérotrophie). A l'instar des végétaux de nos forêts, ces algues microscopiques, en recyclant le CO2 en oxygène, jouent un rôle capital dans la régulation du climat. Lors de la formation de la banquise, ces algues se retrouvent emprisonnées par différents processus dans la glace, formant des concentrations d'individus dépassant largement celles rencontrées dans les eaux sous-jacentes. Ces fortes populations, intégrées sur la surface totale de la banquise (extension maximale de 20 millions de km²), et à l'impact climatique largement démontré, focalisent l'attention de nombreux chercheurs. Les nécessités d'adaptation de ces algues, dites psychrotrophes (organismes vivants à des températures inférieures à 0°C), aux conditions du milieu - impliquant par exemple la sécrétion de composés chimiques tels que le DMSP (acronyme du composé soufré diméthylsulfoniopropionate) - suscitent également l'intérêt de la communauté scientifique.
Passons maintenant à l'étage supérieur de notre pyramide alimentaire où nous rencontrons les organismes hétérotrophes (c'est-à-dire des organismes qui mangent les autres pour simplifier) de petites dimensions, dont la taille est généralement inférieure à 5 mm. On y retrouve entre autre des protozoaires et copepodes. Ces organismes acquièrent leur énergie en se nourrissant des micro-algues occupant l'étage précédent de la pyramide, ou d'organismes hétérotrophes plus petits qu'eux. Pour effectuer cet acte de prédation sur les algues emprisonnées dans la glace de mer, ces organismes hétérotrophes peuvent pénétrer dans la banquise via les chenaux de saumure (ces petites inclusions d'eau liquide très saline évoquées précédemment par Jean-Louis). Certaines espèces étant toutefois trop grandes pour s'insinuer dans le réseau de saumures, la glace de mer peut être considérée comme un abri pour les algues qui y sont logées. Une des espèces emblématiques des organismes hétérotrophe que l'on rencontre fréquemment dans et sous la glace de mer porte le nom scientifique d'Euphausia superba (plus communément appelé krill). Si la taille du krill adulte ne permet pas la colonisation des saumures, le krill juvénile lui se rencontre fréquemment dans la glace. D'un point de vue taxonomique, le krill appartient au superordre des Eucarida, au même titre que les crabes, crevettes et homards. Ils partagent avec ceux-ci quelques caractéristiques anatomiques telles qu'une carapace dorsale segmentée bien développée et des yeux proéminents. Le krill possède également des organes luminescents (comme les lucioles que l'on aperçoit parfois dans nos régions), utilisés probablement comme voie de communication entre les différents individus. Ces individus utilisent leurs appendices thoraciques comme organe de filtration de l'eau de mer pour capturer les micro-algues. En plus d'être un consommateur d'algues - on peut dire brouteur-, le krill se révèle être la principale source de nourriture pour le prochain étage de notre pyramide alimentaire.
En effet, la plupart des grands organismes vivants que l'on rencontre en Antarctique et dans l'océan Austral qui l'entoure se nourrissent essentiellement de zooplancton. Les différentes espèces de baleines par exemple filtrent l'eau de mer à l'aide de leurs fanons pour capturer le krill. Certaines baleines, possédant plusieurs centaines de fanons, peuvent consommer jusqu'à 2 tonnes de krill par jour. Cette quantité phénoménale de nourriture se justifie par la taille exceptionnelle de ces organismes qui sont de loin les plus grands animaux vivants sur Terre. Ainsi, la baleine bleue (Balaenoptera musculus) peut atteindre 30 m de long pour un poids de 180 tonnes. La répartition de ces grands et fascinants animaux à la surface du globe n'est pas homogène et varie fortement avec l'espèce. Certaines sont inféodées à l'hémisphère nord, d'autres à l'hémisphère sud, certaines encore sont relativement bien dispersées comme la baleine bleue que l'on retrouve dans la quasi-totalité des mers et océans du monde. Ces grands cétacés sont généralement facilement observables à la surface des eaux où ils viennent respirer régulièrement. Malheureusement, des années de pêche commerciale non réglementée ont fortement réduit le nombre d'individus et il devient de plus en plus rare d'en apercevoir. Au cours de notre périple, Brent, le spécialiste des mammifères marins qui nous accompagne, a eu l'occasion d'observer à quelques reprises l'espèce Balaenoptera bonaerensis (ou baleine antarctique de Minke).
D'autres mammifères beaucoup plus fréquents et bien connus du grand public se nourrissent également de krill (non exclusivement dans ce cas-ci). Il s'agit des nombreux phoques que l'on observe aussi bien dans l'eau que sur la banquise. Phoque de Ross, phoque de Weddell ou léopard de mer, autant d'espèces que l'on peut observer étendues sur la glace depuis le pont du bateau (la notion de sieste étant très répandue chez les pinnipèdes). Les phoques possèdent une couche de graisse particulièrement importante sous leur peau qui isole leur corps et leur permet de vivre à des températures très inférieures à 0°C. Ils possèdent également des pattes palmées, forme idéale pour des plongées à de grandes profondeurs (jusqu'à 750 m environ pour le phoque de Ross).
Le troisième animal emblématique de cet étage de la pyramide est le manchot. Il convient avant tout de rappeler que les manchots se rencontrent exclusivement en Antarctique, l'hémisphère nord étant le domaine des pingouins (qui volent et que l'on peut parfois rencontrer sur la côte belge). Nous avons actuellement pu observer deux espèces de manchots, l'une étant le manchot empereur (Aptenodytes forsteri), l'autre, de taille plus modeste, étant le manchot Adélie (Pygoscelis adeliae). Ils sont facilement discernable grâce notamment à la coloration jaune-orange d'une partie du cou et de la tête du manchot empereur. Rencontrer un manchot est peut-être l'expérience la plus insolite qu'un chercheur peut vivre sur le terrain lorsqu'il étudie la glace de mer. En effet, ces oiseaux aux ailes atrophiées sont souvent bien curieux et surtout peu peureux. Il leur arrive ainsi fréquemment de s'approcher d'un groupe de terrain et de rester à proximité de celui-ci, donnant l'impression de contrôler le travail accompli, leur caractère anthropomorphe renforçant encore plus l'étonnement que suscite leur rencontre.
Au sommet de la pyramide, on retrouve le super prédateur de l'Antarctique, un autre cétacé mais un delphinideae (dauphin) cette fois-ci, Orcinus orca, l'orque. Les nombreux orques que nous pouvons admirer dans les parcs aquatiques et les films hollywoodiens ne doivent pas nous faire oublier que l'orque reste un des prédateurs les plus efficaces de l'océan (son nom anglais, Killer Whale - baleine tueuse -, étant assez évocateur à ce point de vue). L'orque est considéré comme le plus grand des delphinideae, le mâle adulte pouvant atteindre 9 m et peser un peu plus de 6 tonnes. C'est le cétacé le plus largement distribué sur Terre. Ses mâchoires supérieures et inférieures sont constituées de 10 à 14 paires de dents et il chasse souvent en groupes organisés. Ses proies sont aussi variées que nombreuses. Ainsi, l'orque se nourrit de phoques, manchots, poissons et même de petites baleines. On le retrouve la plupart du temps à proximité de la zone marginale des banquises ou dans les grands chenaux d'eau qui serpentent parfois entre les plaques de glace.Pour être tout à fait complet, il convient de mentionner la présence de bactéries qui dégradent la matière organique morte (cadavres des animaux par exemple), rendant ainsi les nutriments à nouveau disponibles pour les espèces du sommet de la pyramide. Ce recyclage permet en fait de faire le lien entre le dernier étage du super prédateur et le premier étage des micro-algues, transformant ainsi la pyramide en chaîne alimentaire. Chaque organisme des étages supérieurs dépend donc des organismes des étages inférieurs, toute perturbation d'un étage affectant irrémédiablement les autres étages. Ainsi va la cyclicité du monde animal.
Question : Pourquoi ne rencontre-t-on pas d'ours polaires en Antarctique ?
Gauthier.
Colonie de Phaeocystis antarctica, une micro-algue (Source : Smithsonian Environmental Research Center)
Euphausia superba à bord du Nathaniel B. Palmer (Source : Bobby Acha)
Lobodon carcinophaga à proximité du bateau dans la mer de Belingshausen (Source : Mike Lewis)
Manchot Adélie sur la pack ice de la mer de Bellingshausen (Source : Carnat Gauthier)